Tout était noir. Tout était épuisant, hurlant, usant. Elle percevait derrière ses paupières closes deux voiles, bleuté et rouge, qui alternaient au rythme des sirènes déchirant douloureusement le silence tout relatif de la ville. Le bruit allait et venait, crescendo puis decrescendo, toujours plus proche, toujours plus crispant. L’Armageddon confus semblait se déchaîner à l’extérieur de sa bulle d’inconscience dans laquelle ne perçaient que les sons. Elle était fatiguée et nauséeuse. Elle voulait rester là, contre l’amas rocheux couleur pétrole qui couvrait le sol de terre battue pour faciliter le passage de ces odieux engins roulants et meurtriers, crissant des pneus comme les serpents sifflaient. Joue et flanc droits contre terre, le froid commençait à la mordre tandis qu’elle reprenait pleinement conscience.
Elle n’était pas sûre de vouloir revoir la clarté du jour à nouveau. Peut-être rester aveugle effacerait son inquiétude. Peut-être le fait de ne pas voir l’empêcherait de réagir impulsivement, d’agresser sans sommation. Elle se sortirait de cette angoisse qui se mordait la queue, tel un Ouroboros avilit, détourné de sa mission première. Elle était le mouvement perpétuel, celui qui s’envenime, celui qui se renforce en tournant, tournant sur lui-même, agrégeant les débris de sa confiance émiettée pour grandir, grossir et tout emporter sur son passage.
Mais quelque chose se démenait au fond d’elle à cette pensée. Quelque chose de l’ordre de l’instinct, un sentiment profondément ancré dans ses gènes ou son inconscient. Elle devait voir. Elle devait pouvoir évaluer le danger et se défendre, elle devait rester vigilante. Le monde est dangereux se murmurait-elle, intimement, comme un secret. Comme une promesse que l’on a peur de briser, elle couvait cette pensée avec application et agissait toujours en conséquence.
Vigilance. Défense.
Lorsqu’elle recouvrit la vue, une angoisse glaciale sciait ses flancs. Des chiens. Des humains. Partout. Elle se releva d’un bond précipité, anarchique. Son regard, confus, oscillait sans se fixer, inquiet. Tout son corps se raidit, comme pris soudainement dans un carcan de glace qui brûlait ses entrailles. Elle eût la même sempiternelle réaction, celle que son corps avait enregistrée comme la plus efficace, comme les paramètres par défaut. Ce n’était pas raisonné, ce n’était pas réfléchi ni cogité. C’était incontrôlable. Seule sa mémoire musculaire parlait.
Son poil se hérissa sur sa nuque, son dos, jusqu’au bout de sa queue. Et alors qu’elle faisait brusquement volte-face, le regard inquisiteur d’une étrangère brûla le sien. Elle s’élança, tous crocs dehors, sa mâchoire claquant à quelques menus centimètre du museau de l’autre chienne, et un grondement sourd s’échappa de sa gueule.
« DEGAGE ! »
Elle était trop près. A portée de gueule. Beaucoup trop dangereux. Elle devait s’éloigner. Elle l’avait vue allongée, inconsciente. Elle aurait pu la tuer. La réalisation lui fit l’effet d’une douche glacée, exacerbant sa menace. Babines retroussées sur une rangée de dents ivoire, fleurs de lys prises dans un carcan de chair, imprimant un rictus sardonique sur cette face qui se pouvait si douce. Immensément paradoxale, Alambre, même pétrie d’angoisse, ne reculait jamais. Elle affrontait maladivement ce qu’elle identifiait comme l’objet du sentiment qui tenaillait son cœur et coupait son souffle.
Dans un instant de lucidité au milieu du tourbillon d’émotions qui vrillait son crâne, elle observa la chienne qui se tenait face à elle. C’était un berger australien tout ce qu’il y a de plus conforme au standard de sa race, pour ce qu’elle savait. Une musculature gracile sous un pelage soigneusement entretenu, des ongles parfaitement taillés et polis, un collier rose criard qui heurtait ses pupilles et baignée d’un nuage de parfum fruité lancinant. Ananas, pomme ou vanille, semblait prête à lui préciser la chienne bleue merle. Comment ses propres récepteurs olfactifs pouvaient-ils la supporter ? Tout son être criait Kutie. Pour ce qu’Alambre connaissait des groupes artificiels sensés les classer dans cette ville où tout portait une étiquette, il lui semblait que c’était la catégorie dans laquelle elle seyait parfaitement. Trop fragile pour une sportive de haut niveau, trop bien entretenue pour une sans collier et trop peu ventripotente pour une chienne de famille lambda.
Restait la Pègre, cette espèce d’entité tentaculaire qui s’étendait souplement, visqueuse et perfide, pour baver dans chaque recoin. Alambre en avait bien senti les effluves sur son pelage, approchée de trop près par quelques chiens mal intentionnés qui n’avaient fait qu’exacerber son sentiment de malaise perpétuel. Elle les maintenait tous en respect, du seul effet de son attitude. Mais l’illusion ne durerait pas, elle en était consciente. Et couic la grande gueule.
L’étau se resserrait.